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De l'écrivain au lecteur, du lecteur à l'écrivain

- Hommage à Stéphane Ghesquière - 

    En lisant la préface rédigée par Stéphane Ghesquière pour Jamais atteinte, il y a deux ans, je découvrais, chez l'un de mes lecteurs qui, pour l'occasion, se révélait aussi comme un écrivain, dans un exercice de générosité appliqué à mon travail et destiné à le mettre en valeur, l'équivalent de ce que j'admire chez les grands stylistes (Borgès, Flaubert…) et qui m'est source de délectation : dans une phrase à la fois sincère et construite, le déroulement d'un rythme de pensée dont les éléments, comme surgissant de l'inconnu, sont donnés dans un agencement tel que l'on se sent en terrain sûr, tandis que, dans le même temps, le parfum délicat de la Transcendance nous enivre.

   "Le semblable comprend le semblable", disent les écrits attribués à Hermès Trismégiste. Lorsque le lecteur comprend l'écrivain, celui qui comprend, c'est, en lui, l'écrivain. Les vrais écrivains nous donnent envie d'écrire, lorsque nous les aimons. Et l'on ne peut vraiment parler d'une création qu'à travers une autre création ; l'art seul peut rendre témoignage de l'art. Le lecteur a son inspiration, comme le poète ; il comprend le poète parce qu'il est un poète à son tour. C'est ainsi, je crois, qu'en quelques phrases judicieuses et concises, Stéphane a rendu compte de Jamais atteinte de la plus éloquente manière. 

   J'éprouvais quelque crainte que le récit ne soit indigne d'une introduction de cette trempe, mais l'estime et l'enthousiasme du préfacier ont encouragé le novelliste à reconnaître à son ouvrage des vertus, et l'ont aidé à le mieux comprendre. Aujourd'hui, je suis relativement tranquille quand aux qualités de ce texte (d'autres lecteurs m'en ont dit du bien), mais mon émerveillement demeure quand je relis la préface. D'autant que l'inspiration se révèle encore, à mes yeux, dans ces lignes, d'une autre façon que celle que je viens d'essayer de dire, et qui a été aussi pour moi un singulier motif d'étonnement ; je ne puis toutefois la dévoiler ici ; on voudra bien ne pas m'en tenir rigueur.

   Après avoir différé, durant près de trente ans, la publication de Gamètes - et pendant plus longtemps encore celle du texte qui s'insère en lui, Veine de jeunesse, j'hésitais à le donner à lire à Stéphane. Connaissant sa sensibilité et son discernement, j'étais évidemment fort intéressé d'avoir son avis, mais je repoussais le projet de lui faire lire le roman car je répugnais encore à franchir le pas de sa publication, et je ne me sentais pas assez proche de quelque chose qui pouvait passer pour définitif. Lorsque je me suis résolu à prendre la décision de publier ce que j'avais gardé si longtemps par devers moi, le jugement de mon ami m'est devenu indispensable. Il a lu le livre dans une journée, et en moins d'une semaine il a concocté cette "présentation". Soit dit en passant, il a choisi ce terme, "présentation", il l'a fait figurer en titre de son texte quand il me l'a fait parvenir et il l'a répété dans nos conversations, avec une sorte d'insistance nécessaire, comme s'il sentait, a priori, et comme s'il savait, a posteriori, qu'il en prenait possession à son avantage et lui donnait une valeur et une dimension nouvelles. Dans ma jeunesse, j'aimais Salinger, dont un des livres a pour titre : Seymour, une introduction. Le traducteur a conservé, faute de mieux, le mot anglais "introduction", qui signifie, en réalité, la "présentation" de quelqu'un ou de quelque chose. En paraphrasant ce titre, j'intitulerais volontiers le texte de Stéphane : Gamètes, une présentation.

   J'ai toujours pensé que l'écrit a une aura, comme tout ce qui existe, même si ce n'est pas, bien sûr, un rayonnement semblable à celui de l'être humain ; ou plutôt, j'en suis arrivé à le penser, au fur et à mesure que j'avançais dans ma pratique de l'écriture, et c'est aujourd'hui une des composantes fondamentales de ma conception du fait littéraire. J'ai découvert chez Stéphane la faculté de capter cette aura - de la capter consciemment, de l'identifier, de la définir - car tous la perçoivent, mais le plus souvent à un niveau subliminal. Il m'avait dit, à propos de mes textes précédents (Jamais atteinte, Une idylle, Regard sur l'Égypte…), l'une des choses les plus agréables qu'il m'ait été donné d'entendre à propos de mon travail : "Ce que tu écris vibre de lumière." Aujourd'hui, se référant encore à ce paramètre et à ce critère de la pulsation spirituelle imprimée au langage, il me parle, à propos de Gamètes, d'un "taux de vibrations magistral" et d'"une puissance vibratoire énorme". Dois-je le croire ? Je n'ai aucun doute, en tout cas, sur la qualité de son entendement et de sa perception. Et si, somme toute, je veux bien l'accepter, ce constat d'une vertu magique, c'est aussi que je m'efforce d’œuvrer dans ce sens, ayant acquis la conviction que la synthèse de toutes les plus authentiques qualités d'un texte consiste précisément en une forme de "vibration" ou d'"aura". Lorsque Stéphane reconnaît une valeur à ses propres écrits (par exemple ces "haïkus en prose" qu'il publie de temps à autre), c'est souvent pour pointer quelque chose qui se situe dans ce registre-là ("une fine vibration dans ma plume", dira-t-il), et cela semble être à la fois comme pour admettre, avec une saine équanimité, la justesse de son acte, et pour se dédouaner de son intervention personnelle dans cet acte accompli.

   Pour quelqu'un qui a travaillé, durant de longues années exsangues, dans la solitude et l'anonymat, et qui a eu l'orgueil et l'audace (parce qu'il n'avait guère le choix, en vérité) de vouloir porter le poids de la littérature, c'est à coup sûr une bénédiction de croiser la route d'un lecteur aussi averti ("aware", dirait Vandamme), capable d'évaluer le résultat de ses efforts, et d'exprimer son appréciation (j'en reviens à mon idée du début) dans un discours parent de celui des meilleurs bretteurs littéraires. Dans la présentation de Gamètes, j'ai cru sentir comme des accents d'Élie Faure, qui écrivait, dans son Histoire de l'art, ces mots décisifs, d'une pertinence incomparable et d'une insondable portée : "L'impression de sécurité que nous apporte le poème mesure la hauteur du poète qui l'a conçu." (Précisons, à toutes fins utiles, qu'il n'entendait pas seulement "poème" dans le sens de la chose écrite, mais qu'il appliquait le mot à d'autres formes – à toutes les formes – d'œuvres.) C'est cette impression que nous apprécions de ressentir, par-dessus tout, devant une œuvre d'art, et que j'ai ressentie en lisant les lignes rédigées, à propos de mes humbles tentatives pour atteindre à un honorable résultat, par Stéphane Ghesquière - mon lecteur, mon semblable, mon frère.

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