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Vermeer et Hopper

    "Ce qui s'en rapprocherait le plus, ce

                             serait un Vermeer."          

                                          Aldous Huxley

   Si la Réalité suprême et fondamentale se situe en un Lieu unique, qui est aussi, par le fait-même de son unicité, le Lieu de l'Immobile (ou qui est peut-être l'Immobilité elle-même), la peinture et la photographie devraient nous conduire, par l'interruption du mouvement qu'elles figurent et qu'elles célèbrent peu ou prou, vers cette Réalité. Cependant, les images que nous proposent les peintres et les photographes, faites de matière au même titre que tout ce qui existe, ne peuvent échapper aux contraintes du mouvement, quand bien même elles sont en apparence fixes - puisque tout se meut, dans la matière inséparable de l'espace et du temps ; ainsi ces images ne parviennent-elles pas, dans la très grande majorité des cas, à nous transporter au-delà de cette tenace illusion du mouvement qui est l’une des caractéristiques et l'une des composantes majeures du monde dans lequel nous vivons, et qui transparaît inévitablement dans les tableaux de ceux qui n’ont pas conduit leur recherche de l'Absolu jusqu’au point qui caractérise les deux peintres que nous voulons évoquer, à cet égard, comme des figures singulières. (Cette illusion persiste, à vrai dire, jusque dans certains des ouvrages produits par ceux qui ont obtenu le pouvoir de réaliser ce prodige dans d'autres manifestations de ce que l'on nomme alors, à juste titre, leur génie. Autrement dit, tous ne réussissent pas à tous les coups dans cette entreprise. Comme l'écrivait Malraux : "Victor Hugo n'écrit pas Tristesse d'Olympio tous les jours.)

La laitière

Vue de Delft  

L'astronome (ou l'Astrologue)

   Considérer qu'une laitière, un astronome ou la ville de Delft sont les sujets des tableaux de Vermeer, ce serait évidemment s'en tenir à une considération superficielle : leur véritable sujet, ainsi que n'ont pas manqué de le relever divers observateurs, c'est la lumière. A l'instar d'un écrivain s’employant à construire un livre unique à travers tous ses livres, Vermeer, dans toutes ses toiles, ne traite pas d'autre sujet que celui-là. (On peut noter au passage que l'artiste, en œuvrant de la sorte, imite le Créateur accomplissant dans l'univers Son œuvre unique à travers d'innombrables formes, par le biais, par le fait même de la lumière.) Ce thème central est assorti néanmoins d'un thème-jumeau, ou plutôt de deux thèmes qui sont ses corollaires inséparables : le silence et l'immobilité.    

La femme à la balance

Jeune femme à l'aiguière

  On peut identifier, dans les tableaux d'Edward Hopper, la même propension et la même aptitude à illustrer cette trinité qui fournit la trame des œuvres de son illustre prédécesseur hollandais : lumière-immobilité-silence. Une impression d'immobilité se dégage, comme une qualité frappante et fondamentale, des tableaux du peintre américain, et, comme chez Vermeer, il est aussi question directement de la lumière. Dans Summertime, ce n'est plus seulement la lumière qui est proposée comme sujet, mais la perception de la lumière. De même, bien sûr, dans Morning Sun. 

   Les sujets humains et matériels servent ici de supports, voire de prétextes, pour traiter de sujets divins et spirituels - ou plutôt de l'unique sujet divin et spirituel dont l'art ait à s'occuper : la révélation et la manifestation du sacré. Les deux peintres suivent, à cet égard, une démarche similaire.  Peut-être décèlera-t-on entre eux une différence sur le plan du sentiment et de l'émotion - signe sans doute d'une différence entre leurs époques : tandis que la rencontre avec la lumière est synonyme, chez Vermeer, d'une sérénité, voire d'un brin d'amusement, il y a, chez Hopper, une connotation pathétique et peut-être une atmosphère dramatique.   

   Quant à l'impression de "solitude" qui émane des tableaux de Hopper et qui en est, pour beaucoup, l'un des principaux aspects (avec un côté "inquiétant" aux yeux de certains), elle n'est pas tant le témoignage ou le reflet de la solitude de l'homme moderne, égaré dans les mégapoles et représenté sur la toile par tel personnage, que l'évocation de la solitude profonde et grandiose de l'Adepte qui, lorsque la Réalité lui est révélée, se trouve en position de vérifier l'affirmation d'un maître du zen : "Il n'y a pas d'ego et rien en dehors de l'ego." Telle est, en effet, la situation tout à la fois sublime et abominable de celui dont le Moi est anéanti tandis qu'il constate simultanément que ce Moi lui-même embrasse tout...

   Cette solitude, on la retrouve aussi chez Vermeer, exprimée dans des termes plus délicats parce que l'éloignement de la Présence divine n'avait pas encore été vécu par l'homme du XVIIème siècle jusqu'au point où Hopper l'a connu dans son temps. A l'époque flamande, lorsque l'artiste parvenait à lever le Voile pour contempler l'ineffable nudité de la Nature et capter l'essence de la conscience de ses semblables, sa propre conscience n'était pas soumise, par ailleurs, à la multitude épouvantable des stridences de l'industrie, de la technologie, de la consommation, de la confusion des messages et de la surabondance des sollicitations physiques, émotionnelles et psychiques qui assaillent Hopper et avec lui ses contemporains et ses proches descendants. Dans les tableaux de Hopper comme sur cette planète où nous sommes de plus en plus nombreux à cohabiter, dans les tableaux de Vermeer comme dans le monde spirituel où nous sommes unis avec le Tout, nous sommes, paradoxalement, de plus en plus seuls.

   

L'art de la peinture

   La perception de la lumière s'accompagne, dans la conscience de l'Adepte qui accède à l'État d'Amour et qui pénètre, peu ou prou, dans le "Lieu unique" et "seul situé", d'une "sensation de silence et d'immobilité". Dans son fameux livre traitant des effets de la mescaline (qui n'est autre, en fait, que le compte-rendu et le commentaire d'une expérience de la Réalité véritable ou de ce que l’auteur désigne, selon la terminologie bouddhiste, comme le Corps-Dharma du Bouddha) Aldous Huxley reconnaît l'œuvre de Vermeer comme l'un des meilleurs témoignages (et le meilleur, peut-être) de cette perception d’une réalité profonde, transcendante, supérieure à la "réalité ordinaire" (ordinairement reconnue comme véritable en lieu et place de celle qui l'est véritablement), et, par-là, d'une perception de la Réalité elle-même dont il a fait  l'expérience, en cette occasion, plus particulièrement dans l'ordre du visuel.

  

Summertime

Morning sun

Cinéma à New York

Pennsylvania Coal Town

Curieusement, alors que l'on peut établir un singulier parallèle entre les deux peintres, ils s'opposent sur un point : la source de lumière est située par Hopper tantôt à droite tantôt à gauche, avec toutefois une préférence relativement marquée pour la droite ; Vermeer opte toujours pour la même provenance, du côté gauche par rapport au peintre et au spectateur. Ci-dessous, une mise en parallèle de ces orientations opposées :

Jeune femme écrivant une lettre

Jeune fille à la machine à coudre

La femme en bleu lisant une lettre

Morning sun

La liseuse à la fenêtre

La femme à la balance

Woman in the sun

Cape Code Morning

Excursion into philosophy

Le géomètre

People in the sun

Jeune femme à l'aiguière

   Il ne nous paraît pas impossible de penser que Vermeer attire surtout notre attention sur la lumière, tandis que Hopper privilégie plutôt le silence et l'immobilité, quand bien même il manifeste une insistance - pour ne pas dire une obstination - à vouloir rendre témoignage de la lumière solaire (Sunlight on Brownstores, Second Story Sunlight, Sun in an empty Room, Railroad Sunset... peuvent être citésen plus des tableaux figurant ci-dessus et répondant au même critère). L'effet fondamental produit par la peinture d'Edward Hopper consiste en une fixation de l'attention ; cet effet semble être obtenu chez lui - si ce n'est recherché - plus nettement encore que chez son aîné. Chez l'un comme chez l'autre, l'esprit du spectateur se voit absorbé dans une concentration spontanée en direction de l'objet vers lequel se tourne le regard. Or, nous savons que la concentration de l'esprit est une condition sine qua non pour accéder aux niveaux de conscience transcendants et considérés comme salutaires (par exemple, dans le yoga le samaddhi, dans le zen le satori). La "fixation de l'attention" - qui correspond à un état mental – se distingue de la "concentration de l'esprit", c'est-à-dire de l'opération conduisant à cet état ; la seconde est active, la première passive ou neutre. Sans doute pouvons-nous dire qu'il y a, d'une part, un effort pour concentrer l'esprit, et, d'autre part, un résultat produit par cet effort, dont l'effort lui-même est absent ou plutôt dans lequel l'effort et le non-effort se combinent ; cet état est provoqué ou du moins évoqué de façon significative par les œuvres des peintres dont il est ici question. Lorsque enfin nous arrivons à cette fixation de l'attention, nous sommes en quelque sorte invités, de façon douce et impérieuse, par une force avec laquelle nous entrons en contact (et qui est intimement attachée à la Réalité suprême en même temps qu'à sa révélation), à pénétrer à l'intérieur des choses et à entrer en contact avec leur être. Le détail devient alors le Tout, et tout est reconnu comme étant être. Et nous sommes ainsi conduits, au sein des œuvres, à éprouver un véritable amour pour les créatures qui les peuplent (lesquelles peuvent être alors tout aussi bien des objets ou même de simples taches de couleur) : cet amour peut et doit être défini comme "véritable" dans la mesure où il est bien l'Amour Lui-même - un état - et non pas la recherche de cet Amour - c'est-à-dire un mouvement conduisant à cet état. La révélation picturale de l'immobilité nous affranchit de tout mouvement pour nous faire entrer dans l'immobile - dans le seul état, le Lieu unique chanté par Milosz - et par-là même elle nous délivre de toute souffrance et de tout désir pour nous faire entrer dans la paix, de toute distraction pour nous faire entrer dans l'attention totale qui seule nous permet d'aimer vraiment les objets vers lesquels nous tournons nos regards. Pour l'homme dont les yeux sont illuminés, toute "chose" est reconnue comme "être". Vermeer et Hopper nous montrent certaines "choses" sous l'apparence qu'elles ont à ces yeux-là. Voilà la marque de leur génie particulier et, d'une manière générale, l'une des plus nobles vocations et des plus belles réussites de l'art. 

Jan Vermeer, autoportrait présumé,

détail de L'entremetteuse, 1656

 Marc D'Angelo, 2007-2017

Edward Hopper, Selfportrait, 1930

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