top of page

Où va la littérature ?

et où allons-nous avec elle ?

   Les temps ne sont plus guère à la littérature. La radio et la télévision d'abord, internet et le téléphone portable ensuite, ont supplanté le livre. Pour le dire sur un ton plus pessimiste, la littérature agonise ; elle n'existe probablement déjà plus en tant que vecteur-clé de culture, en tant que référence spirituelle.

   J'appartiens à une génération qui, dans sa jeunesse, se passionnait pour la lecture et pour des lectures. Je pense à mon vieux pote des bancs du lycée, Denis Kakaviatos, avec qui je partageais des passions pour le polar et la science-fiction, et qui me vantait, entre autres, avec une jubilation truculente et sans cesse renouvelée, les mérites du Fantômes et farfafouilles de Fredric Brown, et les éblouissements que lui causaient les romans de Chase et Chandler. Je croyais même, pour ma part, que le livre pouvait être un outil religieux ; je tenais dans mes mains chaque ouvrage comme un instrument de salut que Dieu Lui-même m'aurait remis pour que je Le connaisse et que je me rapproche de Lui. L'écrivain était encore, à mes yeux tout au moins et aux yeux de quelques personnes qu'il m'a été donné de voir figurer dans mes relations, un modèle d'homme, une figure du héros.

   On est en passe d'avoir tout détruit de ce mythe et de cette santé ; oui, de cette santé, car je vois là, dans cet amour de la littérature, dans cette foi dans le livre, quelque chose de sain, un enthousiasme des jeunes années qui témoignent d'un même amour pour la vie et d'une même foi dans la vie. Lire, c'est se retirer du monde, mais un bon livre nous ramène toujours à la vie ; quand on sort d'une œuvre digne de ce nom, on revient à la vie avec plus d'enthousiasme, plus de foi et plus d'amour.

   Aujourd'hui, les éditeurs publient souvent n'importe quoi - des objets, des produits qui ne sont pas de la littérature. Sont apparus des éditeurs opportunistes qui se nourrissent d'abominables prétentions à la publication (les éditions Vérone, par exemple, et une autre maison que je ne nommerai pas car je répugne à associer le patronyme illustre dont elle se pare à la lubricité de son activité commerciale). Des pseudo-poètes et des écrivains auto-proclamés se publient eux-mêmes ou se diffusent sur les réseaux sociaux. La vraie littérature - ou ce qu'il en reste - agonise, ensevelie sous ce fatras.

   Je regarde les gens dans les transports en commun. Ils envoient des textos, ils lisent ceux qu'ils reçoivent, ils discutent sur FB, ils surfent sur le net, ils regardent des films ou des séries, ils jouent à des jeux… Quelques-uns lisent, néanmoins ; ce sont les moins nombreux, souvent des jeunes filles. Et que lisent-ils ? ou que lisent-elles ? Je ne vois pas dans leurs mains – ou très rarement – un chef d'œuvre. On ne recherche pas assez le chef d'œuvre. Quelqu'un a dit : "La mission de l'écrivain, c'est d'écrire un chef d'œuvre." La mission du lecteur, ce devrait être de traquer ce chef d'œuvre. Cherche le chef d'œuvre, et tu trouveras la quintessence de ta propre vie. Si tu n'as pas un chef d'œuvre en vue, tu n'es qu'un automate qui occupe son temps. C'est une civilisation de l'entertainment, et ce n'est pas une civilisation de l'initiation. Dans la civilisation de l'initiation, la recherche du chef d'œuvre s'impose comme une évidence. Mais il faut bien le dire : les chefs d'œuvre sont rares.

   Toute ma vie s'est passée à la poursuite d'un ouvrage transcendant, que j'aurais écrit moi-même. J'ignore dans quelle mesure je me suis rapproché du livre idéal ; sans doute, à vrai dire, cette distance ne se mesure-t-elle pas. Stéphane Ghesquière m'a parlé, à propos de Gamètes, d'un "prodige", mais j'ai fini par comprendre qu'il voulait parler, en fait, plutôt que d'un chef d'œuvre, d'une prouesse de révision solaire du passé, d'un acte rétrospectif à la fois lucide et sans jugement. C'est ce même livre que mon amie Marie-Pierre Thiéry brandissait, il y a plus de vingt ans déjà, en s'écriant qu'il avait atteint le but suprême. Y croyait-elle vraiment elle-même ? Après  avoir investi dans ce livre plus de trente ans de vie et toute l'énergie de ma recherche. J'oscille encore entre la foi et l'indifférence, entre la volonté de servir le Verbe et le découragement.

   Ce qui est sûr, c'est que mon rêve de produire, à travers l'art, quelque chose d'utile, s'est éteint - en bonne partie au moins -, et avec lui mon espoir d'apporter à quelqu'un – à qui ? – ce que j'ai moi-même reçu de certains auteurs et de certains textes. Qui s'intéresse désormais à la littérature, qui s'intéresse au sacré dans les lettres comme je m'y intéressais, quand je lisais les Lettres à un jeune poète, à vingt ans, et une douzaine d'années plus tard, quand je vivais une deuxième fois, avec des larmes, l'épilogue triomphant du Seigneur des Anneaux, et quand je découvrais Milosz, à Fontenay-aux-Roses, au milieu des années quatre-vingt-dix ? 

   Je sais que ces mots sont ceux d'un homme fatigué. Fatigué par quoi ? Non pas par la vie, car la vie elle-même ne fatigue pas, mais par ses erreurs, ses imperfections, par les infirmités de son cœur, ses faiblesses, ses difficultés, ses inquiétudes, par de trop lourdes épreuves, par l'insécurité incessante. Et par les erreurs, les imperfections, les infirmités, les faiblesses, les peines et les crimes d'autrui ; car, comme l'a dit quelqu'un, fort judicieusement, l'univers est entièrement composé d'"autres", à une seule exception près, et les fautes et les souffrances d'autrui sont donc en plus grand nombre que les miennes ; mais elles comptent pour une moindre part dans ma fatigue, puisque je n'en suis pas responsable.

   C'est le privilège de la jeunesse de croire à certaines choses, sans tenir compte du fait – ou en l'ignorant – qu'elles sont impossibles ou vaines. Mais à l'heure de mon cinquante-troisième anniversaire, je sais que je continuerai probablement, malgré tout, à écrire jusqu'à mon dernier souffle, parce que je ne peux pas faire autrement. A vrai dire, je trouverais inadmissible d'être emporté sans avoir fini mon travail (mon essai sur les Paradoxes de Zénon d'Élée, en particulier, et celui sur La gravité comme voie*). Peut-être, après ma mort, quelques âmes bénies trouveront-elles la vibration de la lumière et le pouvoir de l'amour dans les humbles mots que je me suis échiné à assembler, comme aujourd'hui l'ont fait déjà quelques êtres exceptionnels, dont la conscience et le cœur peuplent ma solitude et brillent comme des soleils sur mon désespoir : ou tout au moins peut-être s'en trouvera-t-il quelques-uns pour identifier un digne témoignage de notre commune dignité.                                                           

Septembre 2016

*La gravité comme voie a été publié, depuis lors. Cliquer sur le bouton ci-dessous pour acheter le livre (bouton vert).

bottom of page