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Tanger*

   Le voyageur, séjournant à Tanger, se prend à éluder quantité de choses dont il avait fait des composantes de sa vie ; il ne lit plus les journaux. Il se trouve dans la situation d'un homme au bord du monde, face à lui-même et devant Dieu, laquelle ne peut être sans effet sur son état d'âme. Certains touristes, à peine arrivés, veulent quitter la ville ; son essence, trop dérangeante par la force muette de son langage, leur fait l'effet d'un repoussoir. D'autres, comme s'ils succombaient à un coup de foudre en amour, voudraient y rester toujours, sans savoir ou sans savoir encore qu'il leur faudrait, pour cela, parvenir à une certaine maîtrise des forces du destin (à moins que le destin ne leur impose lui-même cet établissement) et trouver ensuite, tel un homme restant fidèle à une seule femme, autant de stabilité qu'il est donné à un individu de le faire dans une seule existence. Figure illustre de la tangérophilie, Paul Bowles a dressé ici son ultime campement, entre Sahara et Septentrion, dans un territoire ennemi de toute agitation stérile, et l'on doit admirer chez lui, je crois, quand bien même son œuvre nous laisse indifférent, cette capacité d'exil. Tanger, tout en étant battue par le vent d'Est, nous invite à suspendre notre mouvement et à songer que la mort pourrait être, en ce lieu, sous le soleil d'une vie ajoutée à celle que nous avons déjà vécue, souhaitable et salutaire comme le sommeil.

   Je mentionnais, auprès des autochtones, par jeu ou par provocation, le fantôme de l'Atlantide donnant à la ville une part de son caractère en corrélation avec sa position au carrefour de l'Europe et de l'Afrique, de l'Atlantique et de la Méditerranée : de même que les fumeurs de kif du Café Haffa, tournés vers le Nord, se prélassent face aux écrans brumeux du bloc européen, les premiers Maures ou Berbères d'il y a douze mille ans regardaient à l'Ouest, depuis le Cap Spartel, en direction du continent splendide et englouti. Mais il n'y a plus aujourd'hui que le bleu du ciel et de la mer, le vent, les nuages, une sorte d'absence que nos archives incomplètes et notre mémoire infirme ne remplissent pas, là où s'étendait autrefois l'antique civilisation puissante et universelle.

   L'attrait qu'exerce la ville tient à ses propriétés magiques ; son passé de port franc n'y entre pour rien de très déterminant. On a beau nous resservir l'évocation de l'époque beatnik, comme pour produire le cachet d'une caution historique, il n'en reste aucune trace réelle. La qualité des choses et des êtres, en dehors de ce qui relève d'une dimension surnaturelle, s'apparente à un voile qui doit être levé pour que se révèle le vrai. La misère et à son opposé le snobisme, l'histoire, la légende et la façade touristique, nous cachent le cœur du lieu. C'est dans le fait initiatique que l'on doit chercher la solution de l'énigme posée aux voyageurs et aux écrivains par cette cité dont les charmes ne présenteraient guère d’intérêt véritable s'il ne s'y passait quelque chose dans l'homme lui-même. Il faut "aller au-delà" (selon l'injonction bouddhiste), encore et toujours, passer, comme Alice, de l'autre côté du miroir, retrousser les jupes de la Papesse et entrer dans les arcanes du monde pour tendre vers une juste conception des choses.

   L'initiation plane en permanence dans l'air tangérois, implicite et incontournable, avec la ville elle-même comme opératrice du processus. "Avez-vous saisi le fin mot de l'affaire ? Savez-vous de quoi il en retourne pour l'essentiel ?" Ces questions forment l'arrière-plan de toute discussion à laquelle participent des visiteurs. Les autochtones s'y mêlent, comme si leur décision ou leur obligation de s'installer à demeure leur conférait compétence et autorité pour légiférer sur le portrait de la ville auquel on apporte à chaque fois des retouches et des redites. Les deux parties - résidents et estivants - se reconnaissent une fascination réciproque et se grisent ensemble de laisser affleurer à leur conscience cette admiration transie pour la ville dont ils parlent. J'ignore à quoi les conversations sont promises dans la confrontation avec la routine et avec le retour des saisons ; je suppose qu'en hiver et en automne, la suprématie du fait initiatique se dilue dans la faiblesse, la paresse et l'ennui, et dans les mauvais moyens, tels que le tabac, l'alcool, la drogue et le bavardage, auxquels on a recours pour supporter la souffrance.

   J'ai vu le visage de la ville à travers deux personnages représentatifs : Larbi, funambule en déséquilibre éthylique sur un fil tendu entre l'être et l'Être, et, Souad, sœur d'Eros auréolée d’un nuage de haschisch, dont je suis tombé amoureux au premier regard, comme au siècle passé d'une femme qui lui ressemblait.  

   Larbi m'a dit (nous déjeunions sur la plage, par une journée magnifique) : "L'essentiel, c'est le rapport de l'être avec l'Être." L'instant présent débordait des frontières de son propre infini et la lumière se parait d'un surcroît de bienveillance et d'intensité, tandis que je trouvais à mon interlocuteur une ressemblance avec le dandy déglingué d'Ibiza qui accompagne le cortège funèbre du film More. A chaque moment ou presque de ce film, il y a comme une réminiscence des aspirations confuses de cette génération qui cherchait, dans des paradis déserts, une solution à sa douleur et une issue à son désir d'absolu. Larbi n'était pas héroïnomane, mais il buvait beaucoup d'alcool.

   J'ai rêvé parfois, durant les années qui ont suivi mes séjours tangérois, de retrouvailles exaltées avec mes camarades de la rue Dar Barout, Hassan et Abdullah, dont j'ai partagé les rires haschischins et le quotidien famélique devant l'Hôtel Continental où ils buvaient des cafés-au-lait tout au long du jour, en faisant le guet des clients dont ils espéraient tirer quelque obole. Certains de leurs comparses, pour ne pas avoir à se lever de leur natte, à l'intérieur de l'estaminet qui faisait face au portail, se lançaient des joints tout allumés, sur lesquels ils tiraient successivement. Ce petit boui-boui qui leur tenait lieu de quartier général, semblait empêcher, au moyen d'une vertu intrinsèque, l'invasion solaire qui aurait dû se produire par l'entrée unique et sans porte, et n'autorisait aucune lumière artificielle hormis celle de la télévision diffusant en permanence des programmes espagnols sans intérêt pour quiconque hormis deux ou trois vétérans qui n'en manquaient pas une séquence, et dont on n'aurait su dire s'ils étaient figés par l'inertie, la drogue, la vieillesse ou bien par une concentration portée à son comble. Mieux vaut que tout cela demeure merveilleux dans mon souvenir, même si je languis encore, parfois, du ravissement qui s'emparait de mon âme lorsque le muezzin projetait sa ferveur dans le crépuscule.

   J'aurais voulu appartenir à la catégorie de ceux qui se sont attardés sur place indéfiniment ; mais mon chemin passait en priorité par Paris, dont j'ai été l'un des piétons les plus assidus jusqu'à la fin du XXème siècle, où je n'ai pas tardé à me trouver en proie à d'épouvantables sanctions morales en rentrant du Maghreb, à la fin des années quatre-vingt, où mes études et mes exercices m'auront affranchi de toute somnolence, où je devais recevoir la révélation puis la confirmation de mon identité d'antan après une première puis une seconde décennie d'épreuves, et où je continue de fabriquer de la littérature, tant bien que mal, avec l'aide de Dieu.

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 Ce texte figure en appendice d'Et prier

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Maison d'Olivier Fernbach, dans le quartier du Marshan, à Tanger (propriétaire Michael Scott), où l'auteur a séjourné en août 1986. 

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