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Engagement

(extrait de Réflexions)

   L'artiste doit prendre le risque d'échouer dans le monde, car sa réussite véritable se juge à l'aune de critères dont certains au moins ne sont pas ceux du monde. Il lui incombe de se soumettre aux exigences du devoir davantage qu'à celles du succès, du confort et même de la survie. Plus il "met de l'eau dans son vin" et fait de concessions au commerce, plus il amoindrit ses chances d'atteindre un objectif spirituel. Il peut être un homme honnête et honorable en faisant preuve de prudence, en cédant du terrain à la pression des us et coutumes et même en se laissant entraîner quelque peu par le courant de l'ambition ; en somme, il peut ne pas se départir de toute valeur et de toute vertu même s'il consent à être, en partie, un homme du monde. Mais il n'obéira à l'injonction divine et, par-là, ne sera un artiste véritable qu'à condition de s'engager totalement sur la Voie, autrement dit en devenant ou en acceptant d'être un "homme de Dieu" plutôt qu'un "homme du monde" et en défendant, envers et contre toute adversité, ce statut d'"homme de Dieu" qu'il ne s'agit évidemment pas d'adopter pour atteindre à la gloire personnelle mais dont celle-ci peut être le signe secondaire, ultérieur, en général posthume. La poursuite d'un but séculier donnera des résultats dans le siècle ; la quête de l'Eternel engendrera des fruits dans les siècles des siècles. "Un vrai poète", comme l'a dit Milosz, "n'est jamais de son temps".

   Ces idéalistes qui prennent l'Absolu comme point de référence et qui suivent une ligne de conduite démarquée de la société "relativiste" dont la saine existence et le fonctionnement durable suppose concessions et compromis, sont pourtant nécessaires à la société elle-même et à la Terre entière qui, sans eux, aurait été depuis longtemps transformée en enfer, ce qu'elle est déjà, au demeurant, dans une trop large mesure, en raison précisément du fait que le sacré n'y a pas sa juste place et que ne reçoivent pas de juste salaire, le plus souvent, les vrais artistes qui sont, avec les religieux et les savants, ses serviteurs ou ses apôtres. Tous les plus grands artistes ont été, d’une manière ou d’une autre, des révoltés, parce qu'ils ont refusé de se soumettre aux lois des hommes, et surtout aux entorses faites par les hommes à la Loi de l'Amour, pour n'obéir qu'à leur conscience qui leur imposait de traquer sans relâche les moyens de rétablir cette Loi. L'artiste a d'autres devoirs que ceux que lui impose la société ; il a le devoir de se lier au Ciel afin de pouvoir transmettre un reflet de la Grande Lumière ; puisque tous les hommes ne veulent pas, ne peuvent pas ou ne savent pas comment se mettre en rapport avec le sacré, il doit se vouer à cette tâche.

     Que l'on ait choisi de devenir un artiste dans cette vie-ci ou bien qu'on l'ait été déjà dans une vie antérieure et que l'on poursuive (et que l'on réforme, dans certains cas) l'œuvre précé-demment entreprise, on est animé par un élan profond qui trouve sa légitimité dans sa propre nature péremptoire. Dans la première de ses Lettres à un jeune poète, Rilke écrit : "Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : 'Suis-je vraiment contraint d’écrire ?' Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : 'Je dois', alors construisez votre vie selon cette nécessité." En raison précisément de son caractère impérieux et irrévocable, la vocation se réalise ; elle se réalise d'après les critères de l'Art et de Dieu sinon de ceux du monde et des hommes ; elle se réalisera dans l'avenir si elle ne trouve pas preneur auprès des contemporains. Il n'y a de Grand Art que celui qui procède d'une discipline sacerdotale. Seul est capable de donner dans ses œuvres un aperçu du Sublime l'artiste qui prend le risque de tout perdre - et qui, de fait, quelquefois, perd tout ; mais il doit survivre et trouver la force de créer, quelles que soient les conditions de son existence. 

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